This website is dedicated to the role John Florio played in the writing of the works attributed to William Shakespeare, addressing whether Florio was their sole author or the master-poet of a workshop of writers, with the absolute exclusion of William Shackspeare, the Man from Stratford.


Ce site se consacre au rôle qu’a joué John Florio dans l’écriture des œuvres attribuées à William Shakespeare, en cherchant si Florio en fut le seul auteur ou le maître d’œuvre d’un atelier d’écrivains, à l’exclusion totale de William Shackspeare, l’Homme de Stratford.

Entretien sur Florio que j’ai réalisé avec Lamberto pour Zone Culture (par erreur, on a nommé cela un « Débat », mais c’est plutôt un entretien) :

DON QUICHOTTE ET HAMLET : LA SPANISH CONNECTION DE SHAKESPEARE

Lamberto Tassinari

[Cet article a été publié le 21 décembre 2015 dans le magazine ViceVersa : https://viceversaonline.ca/?s=Don+Quichotte]

 

Ce titre vous donne des frissons ? À moi aussi…, mais laissez-moi vous expliquer.

La route qui lie don Quichotte à Hamlet part de Londres, c’est-à-dire de Shakespeare, de son identité incertaine. La Shakespeare Authorship Question, ainsi qu’a été définie la question de la paternité des œuvres de Shakespeare, n’est pas le résultat d’une paranoïa qui dure depuis quatre siècles, mais une affaire très sérieuse à laquelle se sont intéressés des esprits parmi les plus brillants des temps modernes : Walt Whitman, Charles Dickens, Mark Twain, Henry James, Sigmund Freud, parmi d’autres.

En 2007, deux acteurs shakespeariens réputés, sir Dereck Jacobi et Mark Rylance, ont parrainé une initiative internationale, la Declaration of Reasonable Doubt About the Identity of William Shakespeare, dont le but est justement de faire le jour sur l’énigme littéraire la plus importante de l’histoire. Il est donc légitime et raisonnable de douter !

 

Shakespeare n’a jamais existé. Toutes ses pièces ont été écrites par un inconnu qui portait le même nom que lui. – Alphonse Allais, 1854-1905.

 

Londres

Même la critique shakespearienne officielle admet que la personne de Shakespeare manque de consistance, que l’homme n’est pas là. La personnalité de l’auteur a explosé en s’éparpillant dans les personnages de son théâtre et de sa poésie à un niveau et d’une façon qui n’ont pas d’égal chez d’autres écrivains modernes de la même stature. Autre fait frappant : aucun contemporain parmi les écrivains et les correspondants étrangers à Londres n’a jamais eu le grand dramaturge comme ami, compagnon ou adversaire. De tous les documents qu’on possède datant de son vivant, aucun n’est vraiment personnel, et aucun ne présente comme un écrivain l’homme de Stratford. Shakespeare, à son époque, apparaît comme une réputation littéraire, comme un nom, un auteur abstrait plutôt qu’un protagoniste réel de la vie mondaine et culturelle. Nous ne possédons aucun manuscrit du Barde, à peine six signatures tremblotantes, pas une seule lettre reçue ou envoyée. Il n’a jamais dédicacé une pièce de théâtre à ses prétendus mécènes et personne ne lui a jamais dédicacé quoi que ce soit. Le génie autodidacte de Stratford, ni noble ni instruit, aurait écrit des œuvres pleines d’érudition pour les rois et pour les privilégiés, mais ses deux filles signaient d’une croix… Si on examine Shakespeare, son histoire, on y perçoit deux courants distincts et irréconciliables. D’un côté, la vie assez bien documentée mais insignifiante d’un acteur médiocre et imprésario de théâtre qui a été baptisé, qui n’a, probablement, fréquenté que quelques années l’école, sûrement pas l’université, qui s’est marié, a eu des enfants, a acheté des propriétés, n’a jamais voyagé, a été usurier, a connu des ennuis judiciaires, n’a pas possédé un seul livre, pas même une bible. Ce même personnage a dicté à un avocat un testament d’une banalité déconcertante (voir http://www.johnflorio-is-shakespeare.com/will.html), mais si parfaitement en accord avec la vie qu’il a vécue ! De l’autre côté, il y a une œuvre théâtrale et poétique parmi les plus grandes sinon la plus grande de tous les temps, d’une complexité, d’une richesse culturelle et linguistique infiniment supérieures aux œuvres des auteurs contemporains britanniques.

Si l’homme de Stratford possède une identité embarrassante, il faut dire que ce vide a représenté une occasion idéale pour l’imaginaire critique : tout est dans le texte, la vie ne compte plus, ont conclu les critiques littéraires. Mais rapprochons-nous de l’embouchure du tunnel.

Dans ma recherche sur Shakespeare, le véritable tournant a été la découverte de l’existence de Giovanni Florio, né à Londres en 1553. Il y a notamment, dans La Tempête, un passage utopique, un exploit philosophique prononcé par Gonzalo (2,1,143-152) que la critique a reconnu depuis toujours être le calque du Discours sur les Sauvages de Montaigne. Or le traducteur anglais du texte de Montaigne que Shakespeare a copié est, justement, John Florio. À partir de cette trace, ma recherche s’est concentrée sur le traducteur oublié. J’ai assez rapidement compris que Florio, loin d’être un acteur secondaire, était un protagoniste essentiel de la vie culturelle et littéraire de l’époque. Je me suis alors demandé pourquoi ce linguiste, lexicographe, traducteur, courtisan, ami des plus puissants parmi les nobles de son époque, durant seize ans secrétaire personnel de la reine Anne du Danemark et grand diffuseur des cultures européennes en Angleterre a été boudé par tous les universitaires de la planète. Pourquoi a-t-il été classé par toute la critique comme un technicien, un « col bleu », à côté des vrais artistes ? Pourquoi les seules et rares études qui présentent Florio comme un intellectuel majeur et un écrivain de grand talent datent-elles toutes d’une courte période entre les années 1920 et 1930 ? Pourquoi, depuis, ces quatre-vingts ans de silence ? Enfin, pourquoi un acteur si important pour la connaissance de la Renaissance anglaise et en particulier pour l’œuvre de Shakespeare a-t-il été ignoré ?

Au moment où j’ai lu les deux biographies de Florio, la première publiée en français en 1921 par Clara Longworth de Chambrun, Giovanni Florio. Un apôtre de la Renaissance en Angleterre à l’époque de Shakespeare, et la deuxième en anglais, John Florio, The Life of an Italian in Shakespeare’s England de Frances Amelia Yates, j’ai décidé de me consacrer à ma recherche avec une énergie nouvelle. Sept ans plus tard, en février 2008, mon livre a paru en italien. En 2009, j’ai publié la traduction anglaise intitulée John Florio, The Man Who Was Shakespeare. Avec ce livre, j’ai pu conclure que John Florio a écrit des œuvres de poésie et des pièces de théâtre, soit en les laissant anonymes, soit en les signant sous le pseudonyme de William Shakespeare, soit parfois avec le seul nom de plume Shake-speare, écrit ainsi, avec un trait d’union.

Les écrits du linguiste Florio ont évidemment beaucoup d’éléments en commun avec les pièces de théâtre signées Shakespeare ! L’analyse comparée de toute cette matière permet de conclure philologiquement qu’il s’agit en réalité d’un seul et unique auteur, John Florio, qui utilise son patronyme pour les œuvres d’érudition, et un nom de plume, Shakespeare, pour ses œuvres de fiction (shake spear, où la « lance » est évidemment sa plume). Des centaines et des centaines de mots, phrases, proverbes, idées utilisés par Shakespeare se retrouvent, très souvent antérieurement, dans les œuvres de Florio. Les deux hommes, Florio et Shakespeare, sont les plus importants créateurs de néologismes de leur époque. Le linguiste en a créé 1149, le dramaturge 1969.

Les deux hommes ont le même style, utilisent les mêmes tournures de phrase, ils créent leurs mots à partir de l’italien, du français et du latin en suivant la même méthode. Mais il y a une différence cruciale encore une fois : Florio a étudié, il possède une éducation universitaire (il a fréquenté l’université de Tübingen en Allemagne et l’université d’Oxford), il possède une érudition certaine, il a résidé et voyagé en Europe et, dans son testament, a laissé à son ex-élève et protecteur William Herbert, troisième comte de Pembroke, une bibliothèque de plus de 700 volumes en quatre langues, l’une des plus riches de l’époque ! (Soit dit en passant : tous ces livres ont depuis disparu…) L’acteur de Stratford, de son côté, a peut-être fréquenté six ans l’école élémentaire, n’a jamais quitté son île et n’a pas laissé d’indice d’avoir possédé un seul livre…

Madrid

C’est le moment de pénétrer dans le tunnel.

Après avoir montré dans mon livre les raisons de la coïncidence de Shakespeare avec John Florio, en poursuivant mes recherches sur le même terrain, j’ai fait une découverte étonnante. Durant la courte renaissance anglaise, un rôle extraordinaire a été joué par la traduction : tout devait être traduit (les classiques et les modernes, les Italiens, les Français, les Espagnols) dans cette île qui, à l’époque, était plutôt « barbare » comparée à l’Italie, à la France et à l’Espagne. Avec une langue que personne ne parlait sur le Continent, elle était la Cendrillon de l’Europe. Or je l’ai dit, John Florio, alias Shakespeare, a été un des plus grands traducteurs de son temps mais, parmi ceux qui ont accompli un ouvrage remarquable, j’ai découvert aussi le traducteur du Don Quichotte, un certain Thomas Shelton. Je me suis dit que l’Irlandais Shelton aurait pu connaître Florio, Italien de lointaine origine juive espagnole et qui était dans une position de premier plan à Londres. Mais non, de Thomas Shelton il n’y a presque pas de traces dans l’Histoire. Il a traduit un chef-d’œuvre comme le Quichotte et rien d’autre : mille pages de grande littérature qui ont été lues par tous les écrivains anglais jusqu’aux XIXe et XXe siècles, mais rien sur le traducteur. Et pourtant, Cervantès et Shakespeare étaient tous les deux encore vivants en 1612…

Le cas est trop vaste et complexe pour le présenter ici de façon exhaustive. J’ai écrit un long texte destiné à devenir bientôt un livre. J’ai réalisé que les rapports entre Shakespeare et Cervantès ont été perçus depuis très longtemps : il existe d’étranges consonances, d’incroyables similitudes et des coïncidences entre les œuvres des deux écrivains. Plusieurs exégètes se sont penchés sur la proximité entre la poétique de Cervantès et celle de Shakespeare, sur la parenté existant entre la philosophie de don Quichotte et celle d’Hamlet, entre l’esprit de Sancho et celui de Falstaff, etc., malgré la délicatesse du sujet qui touche à la susceptibilité de deux nations ex-impériales. Cela a retardé, voire carrément empêché une confrontation approfondie – historique, linguistique, sémiotique – entre ces deux cultures géographiquement distantes et entre ces deux langues. La simple possibilité que leur Génie national puisse dépendre de quelque façon que ce soit de l’autre grand rival étranger a suffi à décourager les spécialistes des deux côtés. Cependant, malgré ce tabou, comme toujours, il y a eu des gens qui ont vu et qui ont écrit. Ainsi a pris forme la question du rapport entre Shakespeare et Cervantès. Aujourd’hui, l’histoire du Cardenio, l’œuvre théâtrale perdue que Shakespeare aurait écrite avec John Fletcher et dont la matière provient du Don Quichotte, se trouve au centre de l’attention dans les deux camps. Mais déjà en 1860 l’écrivain russe Ivan Tourgueniev, dans une célèbre conférence parisienne, avait élaboré sur la très forte affinité entre Shakespeare et le Don Quichotte. José Ortega Y Gasset de son côté avait approfondi le lien en 1914. En 1916, James Fitzmaurice-Kelly dans une conférence intitulée « Cervantes and Shakespeare » soutenait :

« … il n’y a aucun doute que Cervantès était à portée de main de Shakespeare. La traduction par Thomas Shelton de la première partie du Don Quichotte a bien été publiée en 1612. Est-ce que Shakespeare l’a lue ? Il me semble absolument probable que oui. »

L’intérêt est toujours si vif que, en 2005, l’Université d’Alicante a décidé d’organiser un séminaire portant sur le rapport entre les deux grands écrivains avec le titre « Cervantes and Shakespeare : New interpretations and comparative approaches », dont les actes ont été publiés l’année suivante. Dans l’introduction, J.M. Gonzalez Fernandez de Sevilla écrit, entre autres : « Bien qu’ils [Cervantès et Shakespeare] aient été considérés comme les plus grands modèles de la littérature occidentale, les spécialistes ont prêté peu d’attention à l’étude et à l’analyse de certains aspects similaires et contrastants qui pourraient par contre nous les faire comprendre davantage » (je souligne).

Un livre sur le sujet est paru en septembre 2012, The Quest for Cardenio. Shakespeare, Fletcher, Cervantes, and the Lost Play aux Presses de l’Université d’Oxford. Ce premier recueil d’essais témoigne de l’importance du rapport entre Shakespeare et Cervantès pour la recherche universitaire. Ce qu’il m’intéresse de souligner est que le rapport très étroit entre Shakespeare et Cervantès n’est pas le fruit de l’esprit troublé d’un investigateur isolé, mais bien un argument défini et étudié dans les universités. En étudiant et en comparant les quatre écrivains – Shakespeare, Cervantès, Florio et Shelton –, je me suis aperçu qu’il y avait beaucoup de chevauchements !

Présentation Power Point donnée le 23 avril 2013 au Théâtre Outremont, à Montréal.

 

Voici une courte liste des similitudes entre Shakespeare et Cervantès qu’on a constatées au fil des siècles, mais que la critique a généralement négligé d’interpréter :

  • Sans éducation formelle, les deux réussissent à écrire des œuvres très riches en culture, en savoir : Cervantès ingenio lego (esprit inculte) comme Shakespeare, génie autodidacte.
  • L’ampleur de leurs lectures : le Don Quichotte, défini comme « un libro que habla sobre libros » ; les pièces deShakespeare qui renvoient à des centaines de livres appartenant, à tout le moins, à cinq littératures : l’italienne, la française, la latine, l’espagnole, l’anglaise.
  • La bibliothèque de don Quichotte et les livres de Prospero, c’est-à-dire la bibliothèque fantôme de S
  • La culture encyclopédique de Shakespeare et de Cervantès.
  • La tendance commune aux emprunts, presque au plagiat. Les deux pillent au gré de leurs besoins.
  • L’influence italienne, des emprunts substantiels aux œuvres de Boccaccio, Sannazaro, Aretino, Tasso, Ariosto, la commedia dell’arte, Machiavelli, Cinzio, Castiglione, Bandello, etc.
  • La surprenante familiarité avec la Bible, évidente dans les œuvres de Shakespeare, est identique à la tout aussi surprenante culture biblique de Cervantès.
  • La grande, comparable connaissance des systèmes juridiques et légaux de leurs pays.
  • La musique : les deux ont une sensibilité et une culture musicales semblables.
  • Le fait que, comme dans le cas de Shakespeare, il n’existe pas de portrait certifié de Cervantès.
  • Les manuscrits : autant pour Shakespeare que pour Cervantès, leur absence est totale.
  • Coïncidence finale : les dernières pièces du Barde et les Novelas ejemplares de Cervantès sont des romances.

Outre ces points de contact concernant la biographie et la formation littéraire, il y a de nombreuses analogies structurelles, profondes entre les deux œuvres. Le Don Quichotte, le seul livre génial de Cervantès d’après Jorge Luis Borges, apparaît à Madrid l’année même où Angleterre et Espagne signent un traité de paix en 1605 à Valladolid. Mais le roman, promu par la Cour et jouissant d’un bon succès « de public », sera toutefois reçu avec hostilité par les écrivains espagnols. Considéré comme un livre un-Spanish, il ne sera vraiment accueilli que deux siècles plus tard par la culture espagnole désireuse alors de rentrer dans la modernité. Sa fortune et son épanouissement en Angleterre, par contre, ne feront que grandir avec le temps.


Shakespeare transculturel

Par Michel Vaïs

Tout a commencé il y a une dizaine d’années. Lamberto Tassinari, un intellectuel québécois bien connu pour ses écrits transculturels, notamment pour avoir dirigé pendant quatorze ans le magazine Vice-Versa – qu’il avait cofondé –, se met à lire sur le tard La Tempête de Shakespeare. Sans raison particulière, il n’avait encore jamais lu cet opus, que l’on s’accorde pour considérer comme le testament littéraire du plus grand dramaturge de tous les temps. Il s’est alors dit qu’il était impossible que cette pièce ait pu avoir été écrite par un Anglais. Fort de sa culture maternelle et de son expérience du passage d’une langue à l’autre, Tassinari fut vite convaincu que le dernier texte du dénommé Shakespeare ne pouvait avoir été écrit que par un Italien. Bref, il s’agirait d’un travail transculturel.

 

Il a alors dévoré tout le reste de l’œuvre attribuée à l’homme de Stratford, sonnets compris, ainsi que des douzaines d’études publiées sur une période de plusieurs siècles, pour se rendre à l’évidence : c’est John (Giovanni) Florio qui a écrit non seulement La Tempête, mais la presque totalité de l’œuvre théâtrale sous le pseudonyme de Shake-Speare, nom qui perdra plus tard son trait d’union.

 

Tassinari n’est ni le premier ni le dernier à mettre en doute l’existence d’un seul écrivain anglais qui aurait pondu une œuvre que le monde entier ne cesse de glorifier quatre siècles plus tard. Il cite d’ailleurs de nombreux « candidats », individuels ou collectifs, à la paternité de cette somme théâtrale (Marlowe, Bacon, le 17e comte d’Oxford Edward de Vere, etc.). Un film récent de Roland Emmerich, Anonymous, porte justement sur de Vere, épousant la thèse de Mark Anderson dans “Shakespeare” By Another Name1. Mais selon Tassinari, aucun autre que John Florio ne résoudrait si parfaitement le mystère Shakespeare, qui a intrigué des écrivains aussi divers que Dickens, Freud ou Borges, tous trois cités dans ce magistral ouvrage.

 

En fait, si l’auteur a publié son livre en italien dès 2008, sous le titre Shakespeare ? È il nome d’arte di John Florio, il ne cesse pour autant de poursuivre ses recherches. La version anglaise est d’ailleurs enrichie par rapport à la première. Stupéfait de constater l’immensité du territoire qu’il reste à défricher, il souhaite que des chercheurs sérieux et bien équipés prennent la relève, malgré les réticences de l’institution académique à donner du poids à cette « candidature » étrangère. Car tout ce que Tassinari a découvert, il dit l’avoir trouvé uniquement dans les bibliothèques publiques et sur Internet, où n’importe quel lecteur sans œillères peut le vérifier.

 

Les doutes sur l’homme de Stratford

Dans un premier temps, l’essayiste revient sur les raisons pour lesquelles il est impossible que l’homme de Stratford ait écrit l’œuvre monumentale qu’on lui attribue. Fils d’un gantier illettré dans un village où « trois employés municipaux sur quinze savaient lire et écrire » (p. 228), cet acteur et producteur de spectacles a eu aussi une mère illettrée et deux filles qui signaient d’une croix. Il ne possédait aucun livre, pas même une bible. Il est allé à l’école sept ans, a quitté les études à 13 ans pour travailler avec son père, s’est marié à 18 ans et a disparu jusqu’à 25 ans. On appelle cette période « les années perdues ». Il serait ensuite réapparu à Londres, supposément assez instruit pour commencer à bâtir une œuvre sophistiquée, fort de connaissances pointues des langues étrangères, de la Bible, de l’hébreu, de la mythologie, de vocabulaires spécialisés comme celui de la musicologie, de la médecine, de l’astronomie, de l’art de la guerre et de l’enseignement, et ayant dévoré des centaines d’ouvrages littéraires, de Boccace, Dante, Arétin, etc., dont l’œuvre shakespearienne offre de nombreuses traces. On n’a pourtant retrouvé de lui aucun écrit, sauf six signatures hésitantes, où il épelle son nom de six façons différentes : « Willm Shakp., William Shakspe, Wm Shaksper., William Shakspere, Willim Shakspere, William Shakspeare2 ». Le e de Shakespeare n’apparaît que dans le nom de plume de Florio.

 

Par ailleurs, on ne connaît aucun ami, aucune relation à cet homme, rien sur sa vie privée sauf sa famille ; il ne subsiste aucune lettre de sa main, aucune dédicace, préface ou introduction, et on ne parle jamais de lui dans les chroniques littéraires ou théâtrales de son temps. Son testament (où il se nomme William Shackspeare) est un document banal, qui ne mentionne ni activité littéraire ou artistique, ni livres ou objets d’art à léguer, ni meubles ayant pu contenir des livres, ni souci de favoriser une éducation chez ses descendants mineurs. Par contre, le défunt y consigne des prêts soumis à des taux d’intérêt précis. Modelé sur des formules notariales passe-partout, dont on a relevé des exemples dans d’autres testaments contemporains, le document est écrit dans un style maladroit, farci d’ambiguïtés, au point où on y a relevé plusieurs contradictions. Tassinari n’est pas le seul à l’affirmer : il suffit pour s’en convaincre de lire intégralement ce testament dont il ne cite que quatre lignes ainsi que la référence en ligne (voir <www.bardweb.net/will.html>), et, surtout, la pénétrante analyse qu’en a faite Bonner Miller Cutting, dans son article de 32 pages, « Shakespeare’s Will… Considered Too Curiously »3.

 

On ne trouve aucune trace laissant entendre que l’acteur de Stratford aurait voyagé dans sa vie (sauf jusqu’à Londres…), ni connu la moindre langue étrangère. Il est généralement admis qu’il ne connaissait ni l’italien, ni le français, ni l’espagnol, trois langues vivantes pourtant bien présentes dans l’œuvre shakespearienne, « peu de latin et encore moins de grec » (p. 245), selon son contemporain Ben Jonson ; or il y a entre 200 et 300 mots dérivés du latin dans les premières pièces et plus du triple dans les dernières (ibid.). Aussi étonnant est le fait que les pièces historiques de Shakespeare, que l’on date de la fin des années 1570, auraient été écrites alors que son auteur avait entre 15 et 18 ans (p. 111), ou celui voulant qu’une source importante de Coriolanus, les Historiae Romanae de Lucius Florus, n’a été traduite du latin à l’anglais qu’en 1619, trois ans après la mort de l’homme de Stratford.

 

Tassinari poursuit longuement sur les « manques » de l’acteur anglais, mais passons aux qualités de celui qui est censé être l’auteur de théâtre véritable.

 

À la découverte de Florio

Il est vraiment étonnant que si peu d’études aient été consacrées à cet érudit, connu surtout comme traducteur et lexicographe. Il serait né à Londres en 1553, d’un père, Michelangelo Florio, exilé d’Italie, qui s’est converti du judaïsme au catholicisme, puis au protestantisme, toujours pour échapper aux persécutions religieuses. Ce géniteur, grand intellectuel aussi, a donc une culture juive, et un passé de prêtre, puis de pasteur. Vers l’âge de 2 ans, Florio suit sa famille en Suisse, où il demeure jusqu’à la vingtaine, alors qu’il retourne en Angleterre pour y vivre jusqu’à sa mort dans un milieu aristocratique. Plus tard, il ajoutera le nom « Resolute » au début de son nom, puis, en tant que dramaturge, il prend le pseudonyme de « Shake-speare », laissant entendre que la lance (spear), qu’il a l’intention de « remuer » (to shake), est sa plume. Or ce nom coïncide à peu près avec celui d’un acteur de Stratford-Upon-Avon faisant à Londres carrière aussi comme producteur de spectacles, propriétaire immobilier et, à l’occasion, usurier, et que l’on appelait « Shakspear », « Shexpir », « Shagspere » ou autrement. Ce dernier a donc profité de l’homophonie.

 

Il est notoire que, sous son vrai nom, John Florio a publié le premier dictionnaire italien-anglais, A Worlde of Wordes, et traduit les Essais de Montaigne, dont on retrouve de nombreuses traces – dont plus de 600 néologismes anglais – dans l’œuvre shakespearienne. Ce que Tassinari révèle cependant, c’est que Florio a réalisé là bien plus qu’une traduction. Il a librement adapté, voire carrément récrit les Essais dans sa langue d’adoption, y intégrant des centaines de mots français qu’il est le premier à angliciser et qui sont demeurés dans la langue anglaise puisque, outre chez Shakespeare, on les retrouve dans le New English Dictionary, devenu plus tard le Oxford English Dictionary. Bref, il a fait de Montaigne un « personnage élisabéthain ». Il a aussi traduit Boccace, a très probablement collaboré à la traduction de l’Orlando Furioso de l’Arioste et – Tassinari le postulera après avoir publié la version anglaise de son essai – Don Quichotte de Cervantès, introduisant dans une Angleterre « barbare » les grandes œuvres de la Renaissance. Comme traducteur, Florio a ainsi vendu plus de livres qu’il ne l’a fait sous le nom de Shakespeare de son vivant. Et son testament, très élaboré (Tassinari le cite au complet en annexe), contient entre autres un legs de centaines de livres qui constituent une des plus importantes bibliothèques de son époque.

 

Le père et le fils, qui maîtrisaient plusieurs langues en plus de l’anglais (français, italien, espagnol, grec, latin, hébreu), auraient probablement travaillé ensemble aux sonnets dits de Shakespeare. Tous deux, soutient Tassinari, obéissaient à une impulsion universelle que partagent tous les exilés, qui consiste à promouvoir leur nouvelle patrie et ajouter à sa gloire en la faisant profiter de la culture, des connaissances et des ressources de leur pays d’origine. Familiers de la cour et des salons de l’aristocratie, où ils trouvaient une protection rarement accordée aux étrangers, ils connaissaient bien les loisirs de la classe aisée : musique, danse, etc., dont John Florio traite dans ses œuvres. En tant que « groom of the Royal Privy Chamber » de 1603 à 1619, ce dernier était tuteur du prince Henry, secrétaire personnel d’Anne de Danemark, reine consort de Jacques 1er, et superviseur des activités culturelles de la cour (p. 227).

 

C’est Ben Jonson qui aurait joué le rôle-clé dans la « fabrication » de l’auteur Shakespeare. Grand ami et admirateur de Florio, dont il a suivi en cela les volontés, il a ainsi mis l’œuvre à l’abri dans le panthéon de la littérature anglaise. Shakespeare n’est pas le seul écrivain fictif dans l’histoire de la littérature. Tassinari en cite quelques autres, dont la plus connue est peut-être la poétesse Louise Labé, qui en réalité est issue de l’imagination d’un groupe d’intellectuels lyonnais italianisants, au milieu du XVIe siècle. La « géniale imposture » n’aurait été découverte qu’en 2006 (p. 66).

 

Shakespeare italien

Seize pièces de Shakespeare se passent en Italie et les 21 autres contiennent de nombreux personnages et situations venant de ce pays. Les comédies regorgent d’allusions à la commedia dell’arte, qui était encore peu familière aux Anglais. Les étrangers – Florio le savait bien – étaient reçus avec une certaine hostilité dans la société élisabéthaine. L’essayiste s’amuse à noter que le titre Love’s Labour’s Lost se retrouve presque à l’identique dans First Fruites publié en 1578, que les personnages de Falstaff et de Prospero ressemblent le plus à leur auteur, Falstaff ayant les mêmes initiales (J. F.) que lui, et que des centaines de mots venus de l’italien et d’expressions anglaises originales ont été employés plus tôt par Florio dans ses publications4. Il cite même des ouvrages italiens reconnus comme sources de pièces de Shakespeare, « pas encore disponibles en anglais à l’époque5 », alors qu’aucune preuve n’existe que le barde ait étudié l’italien ou visité l’Italie. Ainsi se trouverait élucidée la caractéristique souvent notée de la langue de Shakespeare, que l’on dit « informelle », « précieuse », « étrange », « difficile », « maniérée », « raffinée », à propos de laquelle on a parlé d’« euphuisme » (p. 155). De même s’expliqueraient l’absence totale d’utilisation de dialecte anglais chez l’auteur (p. 176) comme celle d’une inspiration mythologique nationale, choses qui seraient étranges s’il s’agissait d’un homme venu du Warwickshire.

 

Il énumère ensuite dans l’écriture de Shakespeare une série de jeux de mots, de blagues et de proverbes qui ne se comprennent vraiment que par le biais de l’italien, du français ou de l’espagnol. Il y a 6 000 proverbes dans l’œuvre de Florio publiée sous son nom, à l’époque où l’homme de Stratford, de onze ans plus jeune, était en culottes courtes, et on en retrouve 3 000 dans l’œuvre signée Shakespeare. L’essayiste note la prédominance du thème de l’exil dans 14 pièces sur 37, où au moins un personnage important est « banni ». N’est-il pas puéril d’expliquer ce leitmotiv par le fait que l’homme de Stratford a dû « s’exiler à Londres » (p. 206) ? Tassinari ajoute les références au judaïsme, à une époque où les juifs étaient rarissimes en Angleterre, en ayant été chassés en 1290 pour n’y revenir qu’à la fin du XVIIe siècle.

 

Cependant, le nationalisme anglais a longtemps rendu les chercheurs réticents à admettre que cette langue amenée à un degré de perfection jamais atteint ait pu être l’œuvre d’un étranger. Au cours des années 1920 et 1930, quelques auteurs ont bien fait place à Florio dans leurs recherches, mais ils se sont arrêtés au moment où cela devenait « risqué », « problématique » pour la tradition. Puis, ce fut le silence jusqu’à 2005, alors que l’on décèle un regain d’intérêt pour l’auteur de souche italienne.

 

Invention d’un génie

L’homme de Stratford est mort en 1616, à 52 ans. C’est cependant seulement un siècle et demi plus tard, après une longue période d’oubli, que le mythe Shakespeare a vraiment décollé, essentiellement grâce à l’action d’un grand acteur, David Garrick (1717-1779), à l’occasion du bicentenaire de naissance de celui qui dès lors est passé pour le plus grand auteur anglais. C’est alors que s’est développée une « théorie du génie », en vertu de laquelle le sombre acteur et producteur de spectacles autodidacte de Stratford était si doué que, telle une éponge, il absorbait toutes les idées de son temps pour les transmuer en art ! Tassinari précise que l’offensive a débuté à l’époque où la fantastique expansion économique et militaire de l’Angleterre avait besoin d’une culture nationale forte pour la soutenir. Citant Simon Shepherd6, il note que la découverte de ce « contre-classique » anglais de souche servait bien les intérêts stratégiques de la fière Albion en rehaussant son prestige. Voilà comment a été « inventé » le mythe du grand barde, en s’appuyant sur un être qui, quelle aubaine pour l’académie ! est « tout art et pas de vie » (p. 90). Il y a même de sérieux doutes sur ce qui passe pour son portrait (p. 129). À l’évidence, il ne fallait pas que cet auteur fût un étranger. Au fil du temps, cependant, le public lecteur est devenu plus exigeant : il a besoin d’en savoir aussi sur la vie des auteurs, fussent-ils des génies.

 

Faut-il croire Tassinari ? Je n’ai pas l’autorité pour trancher. Ce qui est évident cependant, c’est que Florio est un personnage fascinant qui mériterait qu’on lui consacre des recherches sérieuses et que notre époque est mûre pour élucider un mystère – voire une supercherie – qui a duré trop longtemps.

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1. Penguin Group USA, 2005.

2. Park Honan, Shakespeare: A Life, Oxford/New York, Oxford University Press, 1998. Cité par Tassinari, p. 336.

3. Brief Chronicles, vol. I, 2009. Voir <briefchronicles.com>.

4. First Fruites (1578), Second Fruites (1591), le dictionnaire A Worlde of Wordes (1598 et deuxième édition en 1611) et la traduction des Essais, terminée en 1600, publiée en 1603. Après les Essais, Florio n’a rien publié de nouveau sous son nom. Il est mort en 1625.

5. Page 127. Je traduis.

6. Simon Shepherd et Peter Womack, English Drama, a Cultural History, Cambridge, Mass., Blackwell Publishers, 1996.

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Revue de théâtre Jeu, No 141, 2011.4, p. 26-29

John Florio. The Man Who Was Shakespeare

Essai de LAMBERTO TASSINARI

Traduit de l’italien à l’anglais par WILLIAM MCCUAIG MONTRÉAL, Giano Books, 2009, 386 p.


LE POINT SUR SHAKESPEARE ET FLORIO

MICHEL VAÏS

Les autorités de Montréal ont mis 370 ans à reconnaître que Jeanne Mance avait été cofondatrice de la ville en 1642, alors que le sieur Chomedey de Maisonneuve passait jusqu’à présent pour le seul fondateur de la métropole du Québec. On parlait déjà très sérieusement de cette possibilité depuis…1930. Quid de la reconnaissance de John Florio comme auteur des pièces attribuées à Shakespeare ?

Dans Jeu 141, j’ai publié un compte rendu du livre de Lamberto Tassinari, John Florio. The Man Who Was Shakespeare. L’ouvrage, que j’avais d’abord pris avec un grain de sel sur réception du communiqué annonçant sa parution en 2009, m’a totalement fasciné. Car ce qu’il faut bien appeler une révélation repose à mon avis sur des recherches extrêmement sérieuses, qui ne doivent pas demeurer lettre morte. Après tout, elles remettent en question non seulement un auteur mais toute une culture, et une industrie. Signalons que mon article a par la suite paru en espagnol dans le numéro 180 de la revue Artez, publiée à Bilbao en avril 2012.

En 2014, on célébrera le 450e anniversaire de naissance et, en 2016, le 400e anniversaire de la mort de l’homme de Stratford. En prévision de ces commémorations, le Conseil de l’Europe vient de commander une recherche à un groupe de chercheurs dirigés par Cecilia Jorgensen, qui conclut que l’œuvre signée Shakespeare émane d’un collectif. Récemment, on a ajouté dans cet article que John Florio, « le linguiste anglo-italien et tuteur linguistique royal à la cour de Jacques 1er, pourrait avoir joué un rôle dans l’écriture des pièces » (je traduis)1. Par ailleurs, une Declaration of Reasonable Doubt About the Identity of William Shakespeare, qui est en ligne, compte, au moment où j’écris cet article, 2 384 « signatures vérifiées », dont 416 du milieu universitaire et 32 venant de personnes considérées réputées, ou « notable signatories ». Tous ces gens se joignent ainsi aux Sigmund Freud, Orson Welles et autres Charles Dickens, qui tous doutent que l’homme de Stratford ait écrit les œuvres qu’on lui reconnaît généralement2.

Depuis la parution de mon article dans Jeu 141, une première discussion publique que j’ai animée, intitulée « Le cas Shakespeare : l’homme sous l’œuvre », a eu lieu au Conservatoire d’art dramatique de Montréal, le 14 janvier 2012. On la trouve en enregistrement audio sur le site Internet <revuejeu.org>, à l’onglet « Espace Théâtre ». Outre Tassinari, la discussion parfois enlevée mettait en présence les professeurs Tibor Egervari d’Ottawa, ainsi que Leanore Lieblein et Gilles Marsolais de Montréal. Ils étaient loin d’être d’accord ! Je retiens le commentaire que le metteur en scène Michel Monty m’a fait parvenir après la discussion. Il note qu’un grand nombre de personnages chez Shakespeare faussent leur identité, dans Mesure pour mesure, La Nuit des rois, Comme il vous plaira, etc., ce qui en fait un thème « presque obsessif » dans ce théâtre. Il ajoute que le fait d’être de souche italienne n’aide pas Tassinari à faire valoir Florio. Lui conseillant même de prendre un pseudonyme, il affirme : « Si vous étiez norvégien (ou anglais), peut-être que votre croisade aurait plus de succès. » À quoi je me permets de répondre qu’il fallait l’intuition de quelqu’un de culture italienne pour voir vraiment l’italianité de Shakespeare.

Par la suite, le 7 avril 2012, à l’Université York de Toronto, le professeur Don Rubin a organisé un fort stimulant colloque d’une journée intitulé « Shakespeare: The Authorship Question ». Outre les 26 étudiants inscrits à son cours sur le sujet, Rubin y avait invité des Stratfordiens orthodoxes, des Oxfordiens (partisans du comte Edward de Vere), ainsi que Lamberto Tassinari – que j’accompagnais –, qui plaidait pour Florio. En tout, une soixantaine de personnes ont donc pris part aux débats. Un document distribué aux spectateurs rappelait que la controverse autour de la paternité de l’œuvre avait commencé en 1769 par Herbert Lawrence, dans The Life and Adventures of Common Sense. Il faut signaler que Don Rubin a eu toutes les peines du monde à faire accepter par son département la création d’un cours sur le sujet, plusieurs de ses collègues considérant ce domaine de recherche futile et sans lendemain. Pourtant, le nombre d’universités dans le monde ayant mis un tel cours au programme atteint désormais trois, soit une en Grande-Bretagne (Brunel), une aux États-Unis (Concordia) et une au Canada. 

L’acteur montréalais Keir Cutler interprète depuis une dizaine d’années le solo de Mark Twain Is Shakespeare Dead? (Fou de Shakespeare).

Twain et Anderson

Sur une note joyeuse, le colloque de Toronto a débuté par une pièce de Mark Twain interprétée par le Montréalais Keir Cutler, Is Shakespeare Dead?. L’acteur joue ce solo en tournée dans les écoles au Canada et aux États-Unis depuis une dizaine d’années. Il l’a fait en français, au Festival Fringe de Montréal, sous le titre Fou de Shakespeare. Avec pour seuls accessoires une table, une chaise, un livre et un buste en plâtre de l’homme de Stratford, Cutler présente successivement et avec beaucoup de verve les divers « candidats » à la paternité de l’œuvre, dont les principaux sont Edward de Vere, Christopher Marlowe et Francis Bacon. Pour chacun, cependant, il démontre l’absurdité de la candidature. De Vere est mort plusieurs années avant la parution d’un nombre important de grands drames comme Othello, le Roi Lear, Macbeth, Antoine et Cléopâtre et la Tempête ; Bacon, premier candidat jugé sérieux, fut défendu avec passion par sa probable descendante Delia Bacon dès 1857, mais peu de gens prêtent aujourd’hui foi à la théorie baconienne. Quant à Marlowe, qui passe pour avoir été un sacré brigand (condamné pour hérésie, espionnage, contrefaçon, homosexualité, conduite immorale, duels…), il fut assassiné – juste avant l’exécution de sa condamnation à mort – à 29 ans, le 30 mai 1593. Certains prétendent cependant que, plutôt que tué, il a été caché par de puissants protecteurs (car il avait notamment été employé comme informateur par le chef et fondateur des Services secrets sir Francis Walsingham), et qu’il est parti pour l’Italie écrire les pièces signées Shakespeare !

Le spectacle se déroule sous le signe de l’humour, ce qui n’empêche pas Twain, par l’entremise de Cutler, de paraître assez convaincant. Ce qu’il cherche surtout, comme l’a affirmé l’acteur au cours des discussions qui ont suivi, c’est que les universités prennent au sérieux la recherche sur la paternité de l’œuvre.

Chose certaine, si beaucoup de gens s’accordent pour mettre en doute la possibilité pour Shakespeare d’avoir écrit l’œuvre parue sous son nom, les auteurs avancés comme possibles ne doivent leur présence qu’à des séries de coïncidences, de parallèles verbaux et de déchiffrements ésotériques. Le plus en vogue des candidats, Edward de Vere, était défendu avec flamme à Toronto par Mark Anderson, auteur de l’imposant “Shakespeare” by Another Name: The Life of Edward de Vere, Earl of Oxford – The Man Who Was Shakespeare (640 p.). À l’aide d’un document en PowerPoint qu’il utilisait avec adresse, ménageant ses effets autant que ses silences, le conférencier-vedette a su, telle une star, faire rire son public par sa conférence principale. Bien que la théorie oxfordienne ait été soutenue dès 1920 par J. Thomas Looney, Anderson lui a donné un nouveau souffle par l’ampleur de ses recherches et, peut-être surtout, par la sortie récente du film Anonymous, qui décrit le même personnage tout en affirmant qu’il s’agit d’une « pure fiction ».

Mark Anderson arborant fièrement un chandail pour la « candidature » d’Edward de Vere, lors du colloque « Shakespeare: The Authorship Question », qui s’est tenu à Toronto le 7 avril 2012. © Michel Vaïs.

Anderson, jeune et dynamique écrivain indépendant qui a travaillé dix ans sur l’énigme Shakespeare, a profité de sa conférence à Toronto pour annoncer la parution de son prochain livre sur le transit de Vénus (un rare phénomène astrologique qui devait avoir lieu le 5 juin 2012) : The Day the World Discovered the Sun. C’est donc avec un esprit purement scientifique doublé d’un plaisir sadique qu’il a démoli l’homme de Stratford et présenté la Oxfordian Conjecture comme plus vraisemblable. Il soutient que de Vere, ayant effectué un long voyage de dix mois en Italie, a fait escale dans toutes les villes mentionnées dans l’œuvre shakespearienne. Par ailleurs, il prétend qu’un tableau de Shakespeare aurait été exécuté par-dessus un portrait de de Vere. L’objection que de Vere est mort en 1604 ne le désarme pas : certaines sources dateraient les dernières pièces d’avant 1604, dit-il, ajoutant que « la fabrique Shake-Speare s’est arrêtée cette année-là ». Il note que la trame des Joyeuses Commères de Windsor calque la vie conjugale de de Vere, qui a épousé une femme promise à un autre et dotée par son oncle « de 300 à 700 livres », comme dans la pièce. D’autres coïncidences abondent entre la vie personnelle du comte d’Oxford et les histoires de Hamlet, du Roi Lear, et ainsi de suite.

L’après-midi, un film de Michael Peer a été projeté, The Shakespeare Conspiracy, réalisé pour la télévision et animé par sir Derek Jacobi. Au moyen de nombreuses entrevues, on y apprend notamment que la petite-fille de Shakespeare a déclaré que son grand-père n’avait jamais été un poète, qu’une plume avait été ajoutée sur la main de la statue de l’homme de Stratford (dans sa maison natale) bien après sa mort et que le célèbre portrait de lui qui circule semble de pure fabrication : l’homme y arbore deux yeux droits et deux bras gauches ! En outre, la ligne autour de son visage trahit un masque plaqué sur un autre visage. Pour Jacobi et Peer, pas de doute, Edward de Vere est Shakespeare.

Célèbre portrait de Shakespeare avec deux yeux droits et deux bras gauches, figurant en page frontispice de l’édition originale de ses œuvres complètes (1623).

 

Ces « preuves » ont toutefois laissé de glace les Stratfordiens orthodoxes invités par Don Rubin. Pour eux, ces histoires ne sont que des blagues, ou des lubies de gens qui n’ont rien d’autre à faire. Un professeur a même affirmé que « ne rien connaître de l’auteur est en fait un avantage », car cela laisse toute la place à l’œuvre monumentale. Celui qui est allé le plus loin dans le déni fut David Prosser, responsable des communications du Festival de Stratford en Ontario. Dans les faits, il s’occupe selon ses dires de tout ce qui est publié à Stratford et de l’ensemble de la parole publique sur le Festival. Provoquant des huées nourries de la salle, en particulier des étudiants, il est allé jusqu’à demander au public s’il croyait que les tours jumelles du World Trade Center avaient subi un attentat le 11 septembre 2001, et même, si l’Holocauste avait bien existé ! Pour lui, la paternité de l’homme de Stratford est aussi irréfutable que ces faits historiques et les nier relève d’une imagination débridée. Il va sans dire que cet ancien critique de théâtre respecté du Globe & Mail, longtemps bras droit de Richard Monette à la direction artistique du Festival de Stratford, a bien déçu. Rappelons que le patron de Prosser, l’actuel directeur général du Festival de Stratford, Antoni Cimolino, invité de la Conférence annuelle Shakespeare de l’Université McGill, à Montréal, en octobre 2011, avait senti le besoin d’envoyer un communiqué défensif aux médias intitulé « Le Barde de l’Avon, véritable auteur de l’œuvre shakespearienne », dans lequel on trouvait cette perle : « À l’instar des débats sur l’existence de Dieu, il ne s’agit pas d’un fait que l’on puisse confirmer ou infirmer de manière irréfutable. Au bout du compte, c’est une question de foi. » Parions que son directeur des communications n’était pas étranger à cette prise de position divine.

Lamberto Tassinari, partisan de John Florio, lors du colloque « Shakespeare: The Authorship Question », à Toronto, le 7 avril 2012. © Michel Vaïs.

Florio contre-attaque

À tout cela, Lamberto Tassinari répond point par point, bien conscient de l’Everest qu’il a à gravir mais toujours imperturbable. À plusieurs reprises, il cite The Shakespeare Guide to Italy, du professeur Richard Paul Roe, paru chez Harper Collins en novembre 2011. Ce dernier a découvert que Milan et Vérone étaient bien des ports au XVIIe siècle, comme l’affirment les ducs de La Tempête, et que l’Athènes dont il est question dans Le Songe d’une nuit d’été fait référence à une ville italienne, Sabbioneta, près de Mantoue, dénommée à l’époque « la petite Athènes » car ce véritable joyau de la Renaissance avait été dessiné et construit par le duc Vespasiano Gonzaga, amant de l’architecture et des arts. Sa statue est encore présente sous un chêne, comme le disent Quince et Bottom dans la pièce. De l’avis de Tassinari, les références géographiques et topographiques de ces pièces, comme les autres du corpus, n’étaient pas un pur produit de l’imagination de l’homme de Stratford, comme on l’a longtemps cru, mais ont été écrites par quelqu’un qui avait une connaissance intime de l’Italie et pas seulement, comme de Vere l’a fait, la connaissance superficielle due à un parcours touristique de dix mois. Cette œuvre reflète l’existence chez son auteur non seulement d’un passé italien, mais aussi d’un « monde ailleurs », préexistant.

Mark Anderson assure aujourd’hui que le principal argument contre de Vere vient de tomber. On disait jusqu’à présent que le bateau dont il est question dans La Tempête (jouée, sinon écrite, en 1610) avait été imaginé en prenant comme modèle le Sea Venture, qui avait coulé près des Bermudes le 24 juillet 1609 (donc après la mort du comte d’Oxford). Or, le chercheur américain Roger Stritmatter vient de découvrir de façon irréfutable que le livre de William Strachey décrivant ce naufrage en 1610 avait plagié des descriptions publiées en 1516, 1523 et 1555. Mais Tassinari répond que cela ne prouve rien en ce qui concerne Florio, lecteur vorace et omnivore (il possédait une bibliothèque personnelle d’au moins 600 volumes en cinq langues, tous aujourd’hui disparus), car celui-ci a très bien pu avoir lu autant le livre de Strachey que ceux des écrivains que ce dernier a plagiés.

En fait, la preuve la plus solide qu’Anderson met de l’avant dans ses recherches est la bible de Genève que de Vere a possédée, et qui a été découverte en 1991. On y voit soulignés de nombreux passages qui se retrouvent aussi dans les pièces de Shakespeare. Or, là encore, rien ne prouve que de Vere ait été le seul à posséder cette bible au cours des siècles, et à y souligner certains passages. De l’avis du défenseur de Florio, cela ne constitue qu’une coïncidence de plus. Il oppose à cette avalanche de signes une idée qu’il est le seul à offrir : l’œuvre en étant une d’écriture – exceptionnelle –, il est normal de chercher les sources crédibles de cette écriture. Les écrits de John Florio, la plupart antérieurs aux pièces signées Shakespeare, en offrent à la pelle. Aujourd’hui, avec les ressources incommensurables de l’informatique et d’Internet, la recherche devrait en être facilitée. Ainsi, Tassinari a établi avec le simple outil de recherche de l’application Word des listes de mots forgés en anglais à partir de l’italien ou du français, que Florio a inventés et publiés dans ses ouvrages (First Fruites, Second Fruites, A Worlde of Wordes, son dictionnaire italo-anglais et les Essais de Montaigne), et qui se retrouveront ensuite dans les pièces de Shakespeare. S’agit-il d’une influence de Florio sur Shakespeare, ou plus simplement du même homme sous deux noms différents ?

En fait, John Florio est, avec l’auteur des œuvres de Shakespeare, le plus grand inventeur de mots de la Renaissance anglaise (1 969 mots pour l’auteur contre 1 149 pour Florio ; si les deux coïncident, il faut additionner les deux chiffres). Par ailleurs, parmi les candidats à la paternité, il est le seul à avoir laissé un corpus d’écrits linguistiquement, lexicalement et stylistiquement proches et comparables à ceux de Shakespeare, malgré le fait que Florio n’ait signé aucune pièce de théâtre de son nom. Précisons cependant qu’il était un lecteur passionné de théâtre, puisqu’il possédait plus de quarante livres dans cette discipline, soit presque toute la production du très riche théâtre italien du XVIe siècle, y compris la commedia dell’arte, et nous en possédons la liste. Seulement, il nous manque les titres de ses livres de théâtre en français, en espagnol, en latin, etc. Enfin, c’est Florio qui a introduit Ben Jonson à la cour comme auteur de « masques », sortes de petits opéras où se mêlent théâtre et musique.

Confronté au fait que Florio a publié sa traduction anglaise des Essais en 1603 et que de Vere est mort en 1604, donc que les nombreuses références aux Essais dans les pièces auraient dû être incluses par de Vere en quelques mois, juste avant sa mort, Anderson réplique que le comte d’Oxford connaissait le français, donc qu’il avait sûrement lu l’ouvrage de Montaigne dans le texte avant sa traduction par Florio. Comment dans ce cas expliquer que l’on trouve chez Shakespeare non seulement des équivalents anglais au texte français, mais un grand nombre de séquences de mots et de mots rares forgés par Florio ? Un livre de George Coffin Taylor, Shakspere’s Debt to Montaigne (1925), maintenant oublié par les chercheurs, démontre combien vaste et profonde a été, sur le plan lexical autant que philosophique, l’influence du moraliste français sur le dramaturge.

À cet égard, la recherche récente d’un professeur de la City University of New York, José Luis Madrigal, est particulièrement éclairante. Il vient de publier une étude de 40 pages, faite avec l’aide de Google, sur des pièces apocryphes parfois attribuées à Shakespeare. Rappelons que plus de 70 pièces en tout passent parfois pour être de Shakespeare, soit une quarantaine de plus que les 36 reconnues dans le premier folio. Grâce à un programme d’ordinateur nommé KWIC (Key Word in Context), Madrigal a comparé des parallèles verbaux et des séquences de mots rares présents dans les pièces apocryphes ainsi que dans d’autres pièces de Shakespeare, de Marlowe, de Ben Jonson et surtout de Thomas Middleton. Cela l’amène à conclure que The London Prodigal a été écrit entièrement par Shakespeare, tout comme probablement Lord Cromwell. Quant à The Yorkshire Tragedy et The Puritan, Shakespeare en fut l’auteur principal, sans doute avec une contribution de Middleton3.

Les outils modernes peuvent donc rendre des services inattendus à la recherche, même des siècles après la publication des œuvres. Seuls des gens pétris de préjugés le nieront. Lorsque j’ai pris part, en avril 2012, à Craiova (Roumanie), au colloque-festival Shakespeare qui a lieu tous les deux ans, j’ai voulu sonder un éminent Stratfordien sur son ouverture d’esprit. Stanley Wells est professeur émérite du Shakespeare Institute de Stratford (en Angleterre, bien sûr, pas en Ontario !). Il affiche aussi à son pedigree d’avoir été membre du conseil du Globe Theatre et vice-président de la Royal Shakespeare Company. Et il pousse la fidélité au Barde jusqu’à habiter à Stratford-Upon-Avon intra muros… Lorsque je lui ai demandé s’il me recommandait la lecture du Shakespeare Guide to Italy, il m’a répondu non. Je lui ai demandé s’il l’avait lu ; il m’a dit non. Et pourquoi refusait-il de le lire ? « Because I am prejudiced. » CQFD.

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  1. Voir le site <iconsofeurope.com>.
  2. Voir <doubtaboutwill.org/declaration>.
  3. Voir « The Shakespeare Apocrypha in the Time of Google », page consultée le 28 mai 2012, à : <http://projects.chass.utoronto.ca/chwp/madrigal/Madrigal.htm

    Revue de théâtre Jeu, No 144, 2012.3, p. 65-69


https://www.critical-stages.org/18/pourquoi-john-florio-alias-shakespeare/

Pourquoi John Florio, alias Shakespeare ?

Michel Vaïs

 

Résumé : La question de la paternité de l’œuvre de Shakespeare revient brusquement dans l’actualité avec la recherche révolutionnaire de Lamberto Tassinari. L’intuition de ce Montréalais, italien d’origine, fasciné par le transculturel, lui fait remettre en question un mythe séculaire. Ses connaissances de la langue et la littérature italiennes lui révèlent une évidence que peu d’« experts » avant lui avaient osé affirmer, préférant tourner autour du pot pour expliquer l’inexplicable : l’homme de Stratford, acteur, producteur de spectacles et usurier, n’avait pas les ressources nécessaires pour écrire la plus extraordinaire œuvre théâtrale de l’Occident. Une seule personne, à l’époque, avait cette possibilité : John Florio.

Mots clés : Paternité – Shakespeare– Florio – transculturel – Stratford – Italie

 

 

En tant qu’homme de théâtre, j’ai dû voir depuis un demi-siècle quelques centaines de productions shakespeariennes. Et comme j’ai fait mes études secondaires dans un high school montréalais, je connais plusieurs monologues par cœur in English. Cet auteur, je l’ai donc étudié, enseigné, vu et critiqué jusqu’à plus soif.

 

Voilà pourquoi, comme tout le monde, je n’ai jamais attaché d’importance à l’identité du Barde, me contentant des œuvres, magistrales, inépuisables. J’assumais moi aussi ce qu’on a toujours enseigné : le Barde était un génie qu’il est vain de remettre en question. J’avais, bien sûr, entendu parler des pitoyables efforts pour trouver un substitut à l’homme de Stratford : Bacon, Marlowe, Ben Jonson et tutti quanti, et je ne pensais même pas possible que quelqu’un de sérieux osât bouleverser l’équilibre séculaire des certitudes en faveur de William Shakespeare.

 

Aussi, lorsque Lamberto Tassinari m’a téléphoné en juin 2010 au bureau de la revue de théâtre Jeu, dont j’étais rédacteur en chef, l’ai-je écouté avec une certaine distance. Il voulait savoir si nous parlerions dans la revue de son livre paru à compte d’auteur en anglais à Montréal en 2009 (et traduit de sa version originale italienne, aussi parue à Montréal à compte d’auteur, en 2008), John Florio, the Man Who Was Shakespeare. Je lui ai répondu que malgré mes connaissances des pièces, je ne me considérais pas comme un expert pour ce qui est de l’identité de l’auteur, que la chose était bien trop compliquée, et que l’œuvre me suffisait amplement. In petto, je me disais aussi qu’un Italien s’évertuant à prouver que Shakespeare était italien, c’était un peu cousu de fil blanc !

Lamberto Tassinari

Mais quand Tassinari m’a offert de discuter de cela autour d’un expresso, je n’ai pu résister ! C’est que je connaissais la réputation de cet intellectuel et que son discours m’intriguait. Fondateur et directeur de la revue transculturelle ViceVersa, professeur de langue et littérature italiennes à l’Université de Montréal, il s’était toujours intéressé au passage d’une culture à l’autre, et surtout, à l’enrichissement de l’une par l’autre. Ayant comme lui immigré d’un pays méditerranéen, arrivé en Amérique et voulant enrichir mon pays d’adoption comme tous les immigrants ou fils d’immigrants, j’ai commencé à être sensible à sa démarche. J’ai donc lu son livre en anglais, et c’est là qu’ont chaviré toutes mes certitudes ! Si bien que six ans plus tard, nous avons réussi à publier en France une version française, mise à jour et augmentée, de son ouvrage.[1]

 

À la découverte des Florio

En plongeant dans l’ouvrage de Tassinari, j’ai vite été happé par l’extraordinaire parcours de cet intellectuel de haut vol, né à Londres d’un père juif d’origine (Michel Angelo), converti au catholicisme et devenu frère franciscain, puis reconverti et devenu pasteur protestant. Si le père s’est trouvé dans la chambre du roi Édouard VI au moment de sa mort en 1553 (année de la naissance de John), le fils, lexicographe, traducteur des Essais de Montaigne et du Decameron, auteur de dictionnaires et précepteur, a été le secrétaire particulier de la reine Anne pendant 16 ans, jusqu’à la mort de sa souveraine. Il ne s’agissait donc pas d’un obscur fonctionnaire comme on le prétend souvent. Entre l’ascension du père et celle du fils à la cour de Londres, il y a eu un exil en 1555, car les protestants n’étaient plus les bienvenus sous le règne de Bloody Mary. Voilà comment John a été élevé de l’âge de deux ans à dix-huit ans environ à Soglio, tout près de l’Italie actuelle, fréquentant l’Université de Tübingen où il étudia notamment la théologie, avant le retour à Londres autour de 1571.

Portrait de John Florio apparaissant au début de son Dictionnaire.

À suivre la vie exaltante des Florio, je retrouvais plusieurs idées reçues dans mon éducation depuis des lunes remises en question, retournées comme des crêpes, au moyen d’une recherche patiente, fouillée, à mes yeux inattaquable.

 

Plusieurs dimensions du livre ont attiré mon attention : la critique de l’homme de Stratford, acteur et producteur de spectacles dont les ressources intellectuelles et matérielles rendent impossible la rédaction d’une œuvre aussi monumentale ; la contestation internationale de la paternité du Barde sur l’œuvre qu’on lui attribue, dont témoigne la Declaration of Reasonable Doubt About the Identity of William Shakespeare de la Shakespeare Authorship Coalition (<doubtaboutwill.org>) ; le rôle central et méconnu de John Florio, et auparavant de son père, dans l’Angleterre élisabéthaine de leur époque ; l’italianité présente dans les pièces signées Shakespeare ; la véritable « invention » d’un génie britannique après la mort de l’homme de Stratford, à qui on a donné le nom de William Shakespeare ; la longue occultation de cette supercherie, et ainsi de suite.

 

La première chose qui m’a stupéfié dans le livre de Tassinari, c’est l’histoire des testaments. J’avais bien entendu parler de celui de « Shakespeare » (signé plutôt Shakspere, Shackspear, Shexpir, etc. : l’acteur et imprésario écrivait son nom de six façons différentes), au style plutôt terne, et de son « second best bed » qu’il léguait à son épouse. Mais j’ai compris pourquoi on n’en savait guère plus : ce testament est terriblement embarrassant pour ceux qui défendent la paternité du Barde. Pourtant, on le trouve facilement sur Internet. L’homme d’affaires et usurier n’y mentionne pas un seul livre, pas même une Bible, ni un meuble qui aurait pu contenir des livres (coffre, étagères) ; il n’y est question que de biens matériels et utilitaires (meubles, articles de ménage), d’argent prêté à tel taux d’intérêts, de sommes dues, de terrains et d’immeubles, de bijoux. Or, une vingtaine de pièces n’avaient pas encore été publiées au moment de la mort de l’homme de Stratford, ce qui représentait une valeur considérable à léguer, et il n’en est pas question dans le testament, ni d’ailleurs de la moindre référence à une vie théâtrale.

 

Par comparaison, j’ai trouvé très éclairant le testament somptueusement rédigé, fleuri, d’un style tout à fait « shakespearien », de John Florio. Quel beau texte ! On y trouve entre autres la référence à son imposante bibliothèque, de centaines de livres anglais et en langues étrangères (John en parlait sept), et surtout, on apprend à qui il lègue ce trésor : à William Herbert, troisième comte de Pembroke, dédicataire et commanditaire du First Folio (première édition des œuvres complètes – 900 pages – signées William Shakespeare, établie par Ben Jonson, le go-between). Notons que cette édition des œuvres complètes d’un auteur dramatique constituait une première après celle de Jonson lui-même, en 1616, et qu’elle a coûté une fortune.

 

L’affaire des portraits

L’autre chose qui m’a beaucoup amusé, c’est l’histoire des portraits. Nous connaissons tous ce portrait laid de l’homme au front bulbeux, au visage trop grand, sans cou, avec les cheveux plus longs d’un côté, une collerette grossièrement amidonnée et un pourpoint noir asymétrique, qui figure à la page titre du First Folio(1523). Et bien, j’ai appris que c’était le seul portrait « authentique » du Barde. Tous les autres portraits que l’on voit parfois dans des programmes de théâtre ou des ouvrages n’ont aucun rapport vérifié avec WS. Tassinari révèle que l’auteur de ce portrait, le jeune Martin Droeshout, âgé de 28 ans, avait reçu la commande de tracer l’image d’un « génie parfait », sept ans après la mort du Barde. Or, ce peintre a réalisé, avant et après, d’autres portraits qui ont l’air plus naturels. Dans celui-ci, on dit de Shakespeare qu’il a deux yeux droits et deux bras gauches ; c’est-à-dire que l’artiste a dû – à l’évidence, volontairement – reproduire son œil droit du côté gauche du visage et son bras gauche du côté droit, sans tenir compte des ombres.

 

Mais le plus extraordinaire, comme pour appuyer cette théorie, c’est qu’un tailleur de Londres a découvert en 1911 que le côté droit du pourpoint représentait en fait l’arrière du côté gauche ! De même pour la broderie en haut des manches et la collerette, qui sont aussi asymétriques. En reproduisant avec application l’endroit et l’envers de vrais vêtements, Droeshout – et ceux qui lui ont commandé ce portrait, puis l’ont accepté – semble nous prévenir : ce William Shakespeare est un faux !

 

Il en est de même pour le monument dit de WS : une statue dans la Holy Trinity Church, à Stratford. À l’origine, l’homme posait les mains sur un sac de céréales (on sait maintenant que Shakspere s’est enrichi par le commerce du grain, qu’il entreposait pour faire monter les prix). C’est plus tard qu’on a ajouté une page blanche sous ses mains, puis une plume, alors que selon sa fille, demeurée illettrée comme ses grands-parents, William n’aurait jamais tenu une plume entre ses mains !

 

L’italianité

Je rappelle l’air goguenard que j’avais eu quand Tassinari, un Italien immigré au Québec depuis maintenant 37 ans, m’a dit avoir découvert que Shakespeare, plutôt qu’Anglais de souche, avait des origines italiennes.

 

Et puis, à lire l’ouvrage, je me suis dit qu’il fallait bien être de culture italienne – et bien au fait de la littérature de la Renaissance – pour distinguer à la lecture de ces pièces autant de références précises aux œuvres du Tasse, de Cinzio, Ser Giovanni Fiorentino, Machiavel, Bandello, L’Arétin, L’Arioste, Giordano Bruno, Boccace, Groto, Lasca, Guarini, Berni, Bibbiena, etc. Tassinari n’est pas le premier à dire que de nombreuses sources des œuvres du Barde sont à chercher dans ce corpus. Il est cependant un des seuls à affirmer qu’une bonne partie de ces ouvrages n’étaient pas encore disponibles en anglais au moment où on en retrouve des traces, voire des passages entiers dans les pièces. Situations, noms de personnages, intrigues n’ont pas pu être inventés par un homme (l’acteur de Stratford) dont tout le monde s’entend pour dire qu’il ne parlait aucune autre langue que son anglais natal. Je ne vois pas non plus comment il aurait pu glaner dans les tavernes du port de Londres autant de références si précises à une littérature certes à la mode à son époque, mais indisponible en anglais ! En plus, selon Naseeb Shaheen, même quand les sources existaient déjà en anglais ou en français, on constate que l’auteur ne les utilise pas toujours, préférant l’original italien. Le texte shakespearien apparaît donc souvent plus proche de la source originale italienne que de la version traduite.

Le Dictionnaire italien-anglais de John Florio, New World of Words (1611)

Mais Tassinari va plus loin, et cela aussi m’a frappé. Il découvre avec étonnement, en lisant La Tempête(c’est cette lecture qui lui a mis la puce à l’oreille et a amorcé sa recherche) des tournures de phrases, des mots d’esprit, des comptines pour enfants, des proverbes, des blagues volontiers sexuelles, pas drôles du tout en anglais, mais qui font mouche en italien. Voilà ce qui explique l’écriture considérée atypique, unique, du Barde : c’est de l’italien traduit, ou plus exactement, une écriture transculturelle. Cette œuvre résulte en effet d’une rencontre harmonieuse de langues et d’idées provenant d’un univers culturel dans lequel s’associent toutes les traditions, celles de l’Europe et de l’Orient, en particulier la tradition italienne du moyen âge et de la Renaissance, la française, l’espagnole, l’allemande et, sans aucun doute, l’anglaise aussi ! Florio alias Shakespeare a tout lu en anglais soit pour connaître à fond sa nouvelle patrie, soit tout simplement pour son travail de linguiste et de lexicographe qui l’a amené à récolter les 175 000 mots anglais qu’il utilise pour traduire les 74 000 mots italiens de son dictionnaire paru en 1611, The New World of Words.

 

Un autre aspect de l’italianité de l’œuvre consiste dans les références à l’Italie. On en compte plus de 800 dans l’ensemble des pièces, dont 17 (et 106 scènes) se déroulent dans la péninsule. (Notons en passant que Stratford-upon-Avon n’est jamais cité dans l’œuvre du Barde.) Cependant, de nombreux exégètes ont affirmé que l’Italie évoquée chez Shakespeare était un pays imaginaire, avec de nombreuses erreurs, notamment géographiques. Or rien n’est plus faux ! Tassinari cite abondamment l’ouvrage de Richard Paul Roe, sans méconnaître qu’il a eu des prédécesseurs auxquels ce dernier aurait dû se référer, nommés Lambin, Sullivan, Grillo, Magri. On trouve en effet dans The Shakespeare Guide to Italy, de Roe, que toutes les allusions à l’Italie dans les œuvres signées Shakespeare sont exactes : qu’il s’agisse de noms de lieux, de portes, de rues, de places, de cours d’eau, de ports, de bateaux, de statues, de boisés, de monuments religieux, et ainsi de suite au détail près. Ainsi, quand on lit dans Le Songe d’une nuit d’été que l’action se passe à Athènes, on ne parle pas d’une Grèce imaginaire, mais de la Piccola Atene, la Petite Athènes, à Sabbioneta près de Mantoue. C’était une ville qui existe toujours, construite sur le modèle de l’Athènes antique à la demande du duc Vespasiano Gonzaga Colonna, amoureux de l’architecture. D’ailleurs, Quince, Bottom et leurs amis se rencontrent près des portes de la ville, au « chêne du duc », soit, à la chênaie où effectivement il y avait une statue du duc régnant à l’époque.

 

On a aussi fait grand cas du fait que deux personnages se soient rendus en bateau de Vérone à Milan dansLes Deux Gentilshommes de Vérone, et que Prospero dans La Tempête soit arrivé dans l’île en bateau, à partir de Milan. Or, il est maintenant prouvé qu’il existait au 16e siècle des canaux navigables permettant d’aller de ces villes à la mer. Cela dit, Tassinari est d’avis que dans La Tempête, même si on nomme Milan, il s’agit plutôt de la ville de Florence, laquelle possédait elle aussi une rivière, l’Arno, qui mène à la mer.

 

À elles seules, ces multiples observations sur les détails topographiques italiens disqualifient les autres candidats à la paternité de l’œuvre de WS, qui ont pu visiter l’Italie en touristes, même s’ils auraient fait escale dans toutes les villes où se déroulent des pièces de Shakespeare.

 

La Bible et le judaïsme

Les références à la Bible et au judaïsme que Tassinari explore dans l’œuvre de WS sont aussi étonnantes que celles qui concernent l’Italie et l’italianité. Pour ce qui est du judaïsme, il nous vient tous en mémoire Le Marchand de Venise, mais selon les dernières découvertes, on trouve des références précises à des rites juifs dans pas moins d’une quinzaine de pièces attribuées à WS. Allusions claires au Midrash (série de gloses rabbiniques) dans Comme il vous plaira, répliques comme « eater of broken meats » dans Le Roi Lear, qui est une référence directe à de la viande non cachère (et que Jean-Michel Déprats traduit lourdement, dans l’édition de La Pléiade, par « bâfreur de rogatons »), allusions à la cachérisation de la viande dans Othello (« stay the meat », dit Iago), référence aux rubans jaunes que portaient les juifs sur leurs vêtements dans le ghetto de Venise, dans La Nuit des rois, citation par Caliban d’un passage de la Bible hébraïque (lorsqu’il parle de la grande lumière et de la petite, qui brûlent le jour et la nuit), etc. Or on sait que les juifs ont été expulsés d’Angleterre en 1290, pour ne revenir qu’à la fin du 17e siècle. On peut se demander comment un provincial de Stratford aurait eu accès à ce savoir, alors que de son côté, Florio avait un père d’origine juive, grand intellectuel et passionné de théologie.

 

En fait, Tassinari a trouvé des études plus ou moins longues sur la filière juive dans les œuvres de Shakespeare chez pas moins de onze auteurs, qui semblent s’ignorer mutuellement. En tout cas, chacun paraît réinventer la roue. Il les classe en trois catégories : les « classiques Anglo-Saxons », perplexes, qui ne font que s’interroger (Thomas Carter, Richmond Noble, Naseeb Shaheen, Steven Marx), les « juifs névrotiques » (James Shapiro, Neil Hirschson, David Basch), enfin, les francophones, qui analysent les Écritures (Gérard Huber, Haudry Perenchio, Yona Dureau, Marc Goldschmidt). La plupart de ces découvertes n’ont cependant pas encore été citées dans la dernière version de l’ouvrage de Tassinari.

Vaïs et Tassinari en entrevue à Radio-Canada.

C’est que nombreux sont les chercheurs de bonne foi qui s’interrogent sur un autre des mystères liés à l’écriture shakespearienne. D’où lui viennent toutes ces connaissances de la tradition hébraïque, qu’il est impossible de toujours ramener à l’imagination ? Et comme prolongement, ou prolégomènes à ces interrogations, plusieurs s’émerveillent des profondes connaissances bibliques de l’auteur. Selon Shaheen, l’homme de Stratford n’aurait jamais pu acquérir cela dans sa famille, dont les parents étaient illettrés, ni à l’école (qu’il a quittée à 13 ans pour travailler avec son père, gantier), car les textes sacrés qu’on lisait en classe n’ont aucun rapport avec ceux qui sont cités dans l’œuvre, ni enfin à l’église, car même s’il avait pu assister à deux services religieux matin et soir pendant des années, les textes liturgiques de l’époque n’incluaient pas plusieurs écrits que l’on retrouve dans les pièces. Florio, selon Tassinari, avait « la Bible dans la peau », son écriture est totalement « imbibée » de Bible, au point où certains passages en sont une véritable paraphrase. Rappelons qu’il a étudié la théologie à Tübingen et qu’il avait un père familier de trois religions. Enfin, il faut noter aussi que Florio, qui a passé 16 ans à la cour, a presque assurément collaboré à la Bible de James 1er parue en 1611, à laquelle on dit que Shakespeare aurait mis sa main.

 

L’homme de la cour

Un autre aspect de la vie de Florio à la cour a attiré mon attention. C’était un courtisan, un homme qui a vécu très près de l’aristocratie anglaise et qui la connaissait de l’intérieur. Précepteur des enfants de la reine Anne (après avoir enseigné l’italien et le français à la jeunesse dorée de Londres, notamment à la fille de l’ambassadeur de France, chez qui il a cohabité deux ans et demi avec Giordano Bruno), John Florio a vécu dans l’intimité des monarques. À titre de Groom of the Royal Privy Chamber et responsable des activités culturelles à la cour, de la musique et des masques, sa connaissance des passe-temps des aristocrates est évidente. Aussi n’est-il pas étonnant de trouver dans les pièces signées WS non seulement de nombreuses références à la musique et aux musiciens, mais aussi des allusions précises à la chasse, aux échecs, au tennis royal, à l’escrime, à l’équitation, à l’élevage des chiens de race, aux jeux de cartes.

Par contraste, il est difficile de voir comment l’homme besogneux de Stratford, voyageant sans cesse entre son village et Londres pour ses affaires, aurait pu avoir accès à ces loisirs de la cour de manière aussi précise, non seulement pour en avoir entendu parler, mais pour les avoir pratiqués lui-même.

 

Cela nous amène à l’argument premier de Daniel Bougnoux, qui a signé la préface de la version française de l’ouvrage de Tassinari, et qui a trait à la médiologie. Selon ces principes, le génie littéraire ne peut pas naître de la simple imagination d’un auteur. Ce n’est pas le cas en musique ou en peinture, par exemple. Car pour écrire, et copier des passages de livres comme on le constate dans les œuvres de Shakespeare, il fallait non seulement les avoir lus et relus (certains sont très difficiles à comprendre), dans les langues d’origine (car plusieurs n’étaient pas encore traduits en anglais), mais même les posséder. La possession d’une importante bibliothèque – comme celle de Florio – et les ressources intellectuelles nécessaires pour la bâtir, l’entretenir et s’en servir apparaissent donc comme une condition sine qua non à l’écriture de ces textes.

 

Bruno et Montaigne

Selon Tassinari, s’il y a deux influences essentielles sur l’œuvre signée Shakespeare, ce sont celles du philosophe napolitain Giordano Bruno et du Français Michel de Montaigne. Deux influences considérées comme mineures par la critique stratfordienne orthodoxe, ou carrément écartées. Ajoutons qu’à ce jour, aucune étude sérieuse sur Bruno n’a paru en anglais, et que la plupart de ses œuvres n’ont pas été traduites dans cette langue. En tout cas, la critique rejette tout lien avec Shakespeare, car elle ne voit pas comment le Barde aurait pu entrer en contact avec le philosophe napolitain ni avec ses œuvres non traduites en anglais. Au mieux, on signale des « parallélismes » entre la pensée de Bruno et Hamlet. Or avec Florio, la parenté ne fait aucun doute.

On l’a vu, Bruno a logé à Londres chez l’ambassadeur de France Michel Castelnau de la Mauvissière pendant les deux années et demie de son séjour en Angleterre (1583-85). John Florio, qui s’y trouvait déjà puisqu’il était le tuteur de la fille de l’ambassadeur, y a accueilli son aîné de six ans à qui il vouait un grand respect. Bruno arrivait là avec une lettre de créance du roi de France, Henri III. Il avait publié quelques mois plus tôt sa comédie diabolique Le Chandelier, avec laquelle les comédies de Shakespeare ont beaucoup en commun. Mais il a fallu attendre 400 ans pour que Il Candelaio soit traduite en anglais, par Alan Powers qui déclare maintenant sur son site Web : « Yet it is arguably the best play ever written. » (http://www.habitableworlds.com/pages/bruno.html consulté le 7 février 2018) Pendant son séjour londonien, Bruno n’a pas chômé : il a fait paraître six livres en italien et trois en latin.

 

Pour montrer l’influence de Bruno sur les œuvres signées Shakespeare, Tassinari cite les Allemands Tschischwitz et König, de même que l’Italien Spampanato qui, dans un ouvrage paru en 1926, « ont souligné qu’il y avait des traces d’Il Candelaio presque partout chez Shakespeare : voir dans Cymbeline (5. 5.) l’étymologie de mulier ; dans Comme il vous plaira (3. 3. et 4. 2.) le conte de l’âne ; dans Le Roi Lear (1. 2.) l’attribution au Destin, ou aux étoiles, des désastres causés par l’orgueil ; dans Le Roi Lear (1. 4.) la distinction entre l’astuce et la folie douce ; dans Macbeth (4. 1.) la vision de la sorcellerie ; dans Richard II(3. 4.) la conversation entre la reine et les deux gentilshommes dans le jardin du duc d’York ; dans Peines d’amour perdues la blague adressée à Holoferne. » (P. 292)

Au nombre des douzaines d’autres « parallélismes », Tassinari ajoute : « J’ai trouvé une trace surprenante de l’incontestable proximité entre Bruno et Shakespeare : dans Il Candelaio, Sanguino, le serf de Bartolomeo, est un voyou qui se déguise en Capitaine Palma, le chef de la ronde. Son nom est relié à la couleur rouge, car sangue signifie « sang » en italien. De même, Dogberry est le chef de la Sécurité, de la ronde, dans Beaucoup de bruit pour rien, et il porte un nom faisant aussi référence au rouge, le dogberryétant un fruit rouge vif, la cerise sauvage, fruit de l’églantier. » (P. 293)

 

Par ailleurs, Florio et Bruno apparaissent chacun dans les œuvres de l’autre. Le Mister Berowne de Peines d’amour perdues serait nul autre que Bruno, et Messer Florio apparaît comme personnage dans Le Souper des cendres de Bruno. Ce dernier a écrit un discours aux professeurs de Wittenberg, or cette université, où il devait se rendre en quittant Londres, est celle d’où vient Horatio dans Hamlet et où Hamlet rêve d’aller : « Le lien entre le copernicanisme de Bruno et celui de Shakespeare et Florio est renforcé par Hamlet, qui choisit d’aller étudier à l’université de Wittenberg, l’un des principaux centres de la pensée copernicienne. » (P. 303)

 

La symbolique des deux grands intellectuels, Florio et Bruno est semblable : « Si Hamlet est moderne, il est donc moderne comme Bruno. Le théâtre de la conscience que Shakespeare a mis en œuvre est une idée de Bruno dans Des fureurs héroïques. » (P. 297)

 

Rappelons que lorsque Bruno est arrivé à Londres, l’homme de Stratford qui avait 19 ans, nouvellement marié car sa femme était enceinte, vivait encore dans sa campagne et qu’il est impossible qu’il ait pu lire les ouvrages de Bruno, parus seulement en italien ou en latin.

 

Enfin, dernier indice surprenant que soulève Tassinari, et qu’il trouve dans une étude de Gisèle Venet (« Giordano Bruno et Shakespeare : la poétique d’une écriture in l’Europe de la Renaissance », 2005, p. 249-271) : on a toujours cru que les noms de Rosencranz et Guildenstern, deux personnages de Hamlet, avaient été inventés par l’auteur. Or, il s’agit des noms de deux vrais étudiants danois qui étaient inscrits à l’université de Wittenberg entre 1586 et 1595, Francis Rosenkrantz et Knud Gyldenstjerne. Là encore, l’action de Giordano Bruno comme intermédiaire auprès de Florio paraît plus que vraisemblable.

 

Plus récemment, Jean-Patrick Connerade, physicien et professeur émérite au Imperial College London, a attiré l’attention sur les nombreuses références scientifiques dans l’œuvre de Shakespeare, en particulier à l’astronomie. Au colloque sur Florio/Shakespeare du Congrès inaugural de la European Association for the Study of Theatre and Performance (EASTAP) à Paris, le 27 octobre 2018, il a affirmé que ces références « sont tellement détaillées et précises qu’elles impliquent des relations averties avec les grands chercheurs, en particulier avec Tycho Brahé, Johannes Kepler et Giordano Bruno. Shakespeare et Florio sont les deux seuls écrivains de cette époque à épouser le modèle tychonien de l’univers, inventé par Tycho Brahé. » La présence de l’expression « Planet Sol » à la fois dans Troïlus et Cressida et, auparavant, dans le Dictionnaire de Florio, et aussi le fait que Rosencrantz et Guildenstern soient deux cousins de Brahé, venus avec lui à Londres rencontrer Bruno et Florio chez l’ambassadeur de France, sont deux indices forts qui, selon Connerade, vont dans le sens de la paternité florienne des œuvres signées Shakespeare. À l’heure où ces lignes sont écrites, un dossier du journal Le Monde sur Shakespeare et la science, prévu au début de 2019 et dirigé par Florence Rosier, doit approfondir cette matière.

 

La critique stratfordienne fait preuve d’un même aveuglement en ce qui concerne l’influence de Montaigne. Rappelons que Florio, auteur de la première traduction anglaise des Essais, a publié sa version – très élaborée par rapport à l’original – en 1603. Elle était cependant achevée depuis 1600. Or, on voit des similitudes qui vont jusqu’à la copie pure et simple entre des passages des Essais traduits par Florio et d’autres de Shakespeare datant d’avant la parution de la version anglaise. Ce que, avec une mauvaise foi évidente, Stephen Greenblatt explique ainsi dans Shakespeare’s Montaigne : Shakespeare a dû lire des extraits de la traduction de Florio par-dessus son épaule, pendant qu’il écrivait, donc « bien avant la première édition », en 1603 ! (P. 153)

 

On le voit, Florio qui a longtemps été négligé par les experts de Stratford, apparaît de plus en plus comme un conseiller, un ami, un inspirateur de William Shakespeare. Dans The Guardian de Londres, en juillet 2013, le professeur Saul Frampton y va d’une affirmation audacieuse : John Florio était le réviseur de Shakespeare (editor en anglais). Il estime en effet que les profondes différences entre les pièces parues séparément, dans les éditions in quarto, et la version qui apparaît dans les œuvres complètes (le First Folio), donc sept ans après la mort de l’homme de Stratford, démontrent qu’il y a eu une intervention de Florio, car on y retrouve des expressions auparavant utilisées par lui notamment dans ses dictionnaires et ses manuels pédagogiques.

 

Ainsi, comme le souligne Tassinari, on accorde à Florio un rôle de plus en plus important, mais toujours « à côté » de l’homme de Stratford. En sachant que l’industrie Shakespeare rapporte davantage à la Grande-Bretagne que la British Airways, cela est compréhensible. Détrôner Stratford reviendra à abattre un dieu.

En conclusion, cette lecture de l’ouvrage de Tassinari en anglais, et l’amitié qui depuis me lie à son auteur, m’ont convaincu de contribuer à ma manière à mieux faire connaître ses recherches. Pour commencer, je l’ai convaincu de nous adresser à un véritable éditeur indépendant pour en publier une version française. C’est maintenant chose faite. Il reste à atteindre des chercheurs sans œillères pour prolonger cette thèse, ce qui paraît un peu plus facile à trouver au sud de la Manche qu’au nord, ou en Amérique du Nord.


[1] Lamberto Tassinari, John Florio alias Shakespeare, traduction de Michel Vaïs, préface de Daniel Bougnoux, Lormont, Éditions Le Bord de l’Eau, 2016, 384 p.